Avant-propos

Voici un roman dont l’annonce figurait, il y a une trentaine d’années déjà, — le temps marche si vite ! — sur la couverture des livres de Renduel, l’éditeur à la mode alors. La publicité naïve encore se servait de ces moyens primitifs pour attirer l’attention sur les œuvres futures, et inscrivait au revers des œuvres présentes des titres qu’on choisissait retentissants ou bizarres, suivant le goût de l’époque, sans que l’auteur eût toujours un plan bien arrêté et fût en mesure de tenir immédiatement cette vague promesse. On dresserait un curieux catalogue de ces romans qui n’ont pas été faits et dont le plus célèbre est la Quiquengrogne de Victor Hugo. Il faudra désormais rayer le Capitaine Fracasse de cette liste. Nous avons enfin payé cette lettre de change de jeunesse tirée sur l’avenir, et ce n’est pas sans une certaine mélancolie que nous achevons dans l’âge mûr ce livre dont l’idée est si ancienne, que, pour la retrouver, nous avons été obligé de faire dans notre mémoire ce travail auquel on se livre parmi de vieux papiers à la recherche d’un document perdu. Oh ! que de poussière sur de frais souvenirs, que de lettres jaunies si parfumées autrefois, que de billets signés de mains qui n’écriront plus ; never, oh, never more ! comme dit Edgar Poe dans son navrant poème du Corbeau !

Pourquoi aller reprendre au fond du passé ce vieux rêve presque oublié, et peindre laborieusement cette esquisse dont les premiers traits à peine avaient été jetés sur la toile au crayon blanc, et que l’aile du temps a effacés plus qu’à demi ? Pourquoi donner suite à ce projet abandonné lorsqu’il était si simple d’écrire un ouvrage plus en harmonie avec les préoccupations modernes ? Depuis longtemps l’on avait cessé de nous demander : « Quand paraîtra le Capitaine Fracasse ? » Beaucoup de gens croyaient qu’il était paru et en faisaient même la critique ; mais de loin en loin, à travers les mille soins de la vie, les voyages, l’incessante besogne du journalisme, l’achèvement d’autres œuvres, un remords nous prenait et nous songions avec une certaine honte à cette promesse non accomplie, dont nul autre que nous peut-être ne gardait souvenance. Les Orientaux s’imaginent que les figures sculptées ou peintes viennent au jugement dernier supplier les artistes de leur donner une âme. Nous avions peur de voir apparaître le capitaine Fracasse pour nous faire une réclamation du même genre. Le baptême du titre lui créait une sorte d’existence qui avait besoin d’être complétée. Nous ne pouvions lui contester son droit de devenir un roman en deux volumes ; il fallait au moins bâtir un domicile à cette ombre errante que les annonces n’admettaient plus, et vers 1857 nous l’installâmes dans le château de la Misère. Quoique le logement fût délabré et peu confortable, voyant notre héros à peu près abrité des intempéries de l’air, nous partîmes pour la Russie, où les féeries de l’hiver et l’ivresse de la neige nous retinrent plusieurs mois. Au retour, cette vie parisienne dont le tourbillon entraîne les plus fortes volontés nous reprit de plus belle, et Fracasse fut menacé de ne jamais sortir de son château en ruines. Cependant il n’y devait pas rester et commença son odyssée à travers les numéros de la Revue nationale. Il a maintenant la forme qu’il exigeait. Nous espérons qu’il nous laissera tranquille.

Pendant ce long travail, nous nous sommes autant que possible séparés du milieu actuel, et nous avons vécu rétrospectivement, nous reportant vers 1830, aux beaux jours du romantisme ; ce livre, malgré la date qu’il porte et son exécution récente, n’appartient réellement pas à ce temps-ci. Comme les architectes qui, dans l’achèvement d’un plan ancien, se conforment au style indiqué, nous avons écrit le Capitaine Fracasse dans le goût qui régnait au moment où il eût dû paraître. On n’y trouvera aucune thèse politique, morale ou religieuse. Nul grand problème ne s’y débat. On n’y plaide pour personne. L’auteur n’y exprime jamais son opinion. C’est une œuvre purement pittoresque, objective, comme diraient les Allemands. Bien que l’action se passe sous Louis XIII, le Capitaine Fracasse n’a d’historique que la couleur du style. Les personnages s’y présentent comme dans la nature par leur forme extérieure, avec leur fond obligé de paysage ou d’architecture. Leurs costumes sont décrits, leurs gestes dessinés ; et quand ils parlent, ils emploient la langue de leur époque. Figurez-vous que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures d’Abraham Bosse historiées de légendes. Mais arrêtons-nous. N’allons pas faire une préface quand il n’est besoin que de quelques mots d’explication.